d'Ours à Aiguilhe.
Jeudi, 4ème jour de résidence On a eu du mal à démarrer. La nuit précédente a malheureusement été bien difficile. J'ai été malade. Ce matin j'ai tenté de récupérer un peu des forces pendant que Delphine a dérushé les premiers entretiens. En ce début d'après-midi, je ne suis pas dans un état bien assuré. On arrive en voiture. Ça grimpe sévère et ça tourne.
Du fromage et des demi poneys
Dans la montée on croise une femme arrêtée. C'est B. Nous la retrouverons plus tard dans le local de Dis moi où tu vis, mais à ce moment-là de l'histoire, c'est juste une inconnue. Son sac de randonnée sur le dos, elle semble contempler quelque chose dans la haie qui jouxte la route. Delphine me dit y avoir vu... une grosse meule de fromage.

C'est un peu faible, un brin vaseux que je franchis la porte du local à Ours. Nous sommes en bordure de l'agglomération. Le fond de la rue de la forge débouche sur un chemin de ferme. Dans le champ d'à côté bordé de pierres s'ébattent des demi-poneys. Ils sont touts bourrus de leurs poils de l'hiver. Ils doivent sentir un peu la boue séchée, coincée dans leur toison, un peu cette odeur de crottin et de bête chaude qu'ont les chevaux. Dehors ça sent comme un peu une rumeur de printemps. Il fait froid, rien ne pousse pourtant, mais tout est prêt... C'est du moins ce qu'on se dit avec Delphine
Je dois faire, je dois dire, des efforts de présence pour présenter notre proposition de participation aux bénévoles de "Dis moi où tu vis". Aurélie Lozanot, l'animatrice art plastique nous présente brièvement puis nous décrivons les raisons de notre présence aujourd'hui et ce que nous faisons dans le coin cette semaine.
Quand on parle de meule
Je leur raconte également que lors de la fête de la musique, le 21 juin, on invite le public à participer à une expérience sensorielle et olfactive inspirée du territoire. Nous proposons d'activer un dispositif olfactif issu de la démarche d'enquête et de cartographie des odeurs à la rencontre des habitants. Cette performance s'accompagne d'une causerie avec les artistes et des acteurs du monde des odeurs autour de l'idée de "faire sentir" : comment le geste sur la matière active des odeurs ?
Une lecture de morceaux choisis des paroles d'habitantes et d'habitants tient lieu de trame à la performance. Des meules sont installées dans le public. Constituées de matériaux glanés auprès des participants du projet, elles apportent une ambiance olfactive en résonance avec les récits proposés à la lecture. Nous proposons à celles et ceux qui sont venus de participer à leur réalisation.
Après leurs réactions plutôt positives, un peu dans l'attente d'une pratique qu'ils jugent plutôt inhabituelle mais engageante, une discussion s'installe. Delphine profite de l'occasion pour initier un "group studies" autour des odeurs. Tasse de tisane chaude dans la main et spéculoos dans la bouche, j'écoute, d'abord les réponses gênées qui s'enchaînent les unes après les autres. C'est compliqué. Et puis, les digues se rompent. Elles et ils savent parfaitement parler de ce qu'ils sentent.
Un cercle de poètes inconnus
Il y a des choses intimes ; la peau d'une orange qu'on voudrait garder quand ouverte son parfum emplit tout l'appartement... De ces bonnes odeurs qu'on garde avec soit comme des doudous dans lesquels se réfugier quand ça va moins bien.
Il y a des mauvaises qui sortent aussi. Quand Delphine fait remarquer qu'on ne parle que des bonnes. Les tanneries par exemple font l'unanimité avec leurs odeurs de cloaques et de bêtes crevées. C'est vrai que dans le coin, ça ne sent pas que la verveine. Situées à l'entrée du Puy, ces usines de traitements des peaux animales sont un marqueur olfactif historique de la cité vellave. À ce qu'il paraît, on les sent surtout quand la météo va changer. Il y a aussi la présence que laissent dans l'ascenseur - plus souvent des messieurs - cette odeur des gens trop parfumés que certaines perçoivent comme une sorte d'effraction dans leur intimité.
Et puis il y a B. qui ne parle pas trop. Jusqu'à ce que M. l’interpelle. D'une voix timide, elle regarde la table.
"Les odeurs, c'est ma passion." dit-elle. Elle nous parle de l'odeur du sommeil et sa chambre d'enfant qu'elle demandait qu'on garde fermée pour la retrouver après l'école. D'une balançoire dans un jardin à Fraisses, d'une cuisine aillée à Menton, du mélange de mer et de gasoil d'un moteur de Ferry traversant la Manche...
Nous écoutons autour de cette table un roman de l'intime distillé par la magie de poèmes de quelques phrases qui se succèdent comme autant de moments d'une vie entraperçus par le nez.
Quelle surprise, merci...
Tu sens "nuances et reflets "...
À la fin de la journée, nous arrivons à Aighuile dans le salon de coiffure de Pamela Chazot. Elle est un peu soucieuse. Pour tout dire, elle n'est pas certaine d'avoir quelque chose d'intéressant à raconter... Et pourtant... L'univers olfactif du salon est vaste. Il y a l'odeur des cheveux bien sûr, quand ils sont mouillés au rinçage ou bien chauffés par le sèche-cheveux... Mais aussi une variété de parfums, issu d'un herbier exotique ylang, lait de coco, beurre de karité, Aloe vera, fleur de moringa... Le monde se trouve convoqué sur la tête de ses clientes.
Ces odeurs ont évolué au cours des années avec les modes capillaires. Les permanentes se font aujourd'hui plus rares que dans les années 90. C'est plutôt une bonne chose, disons que les produits utilisés pour les faire tenir ne sentaient pas la rose. Les parfums également ont une durée de vie. Ils sont aussi sujets à des modes. À des compositions plus sophistiquées ont succédé des formulations a priori plus simples ancrées dans ce que Pamela appelle la "naturalité". À un produit est associée une plante qui aurait des vertus dans le soin des cuirs chevelus. A priori l'odeur du produit, c'est l'odeur de cette plante qu'on retrouve immanquablement dessinée sur le flacon. Ce qui fait que l'étagère de la coiffeuse pourrait ressembler à un herbier. Est-ce qu'à chaque fois ces plantes ont une odeur "agréable" ou suffisamment puissante pour masquer l'odeur de ses autres composants. Est-ce bien à cette plante sur l'étiquette que ressemble l'odeur qui sort du flacon ? Qu'est-ce que ça sent un produit de soin capillaire sans parfum ajouté... ?
Pamela sélectionne des produits les plus sains possibles. Certaines clientes lui font remarquer parfois qu'ils sentent bon, mais la coiffeuse ne les sent pas vraiment. À vrai dire, la puissance des parfums et de certains produits chimiques comme l'ammoniaque qu'elle utilise pour permettre aux teintures de prendre sur les cheveux lui donne l'impression d'un ensemble coutumier. D'une certaine manière, elle nous dit ne plus vraiment y faire attention. Pour tout dire, la persistance et l'agressivité des odeurs qui pourraient être individuellement agréables créé un environnement olfactif devenu pesant. Pamela a besoin de passer à autre chose, et c'est d'ailleurs en route. Elle remarque pourtant que certains de ses amis reconnaissent l'odeur du salon : "Tu sens comme "nuances et reflets"."